Alger-Marseille  : dialogue entre deux rives

Dans son dernier numéro (N° 5), Gibraltar publie un texte du romancier algérien Yasmina Khadra, tiré de son roman Les anges meurent de leurs blessures (Julliard, 2013),  splendide évocation de l’Algérie des années 30 durant  la colonisation française. Le héros, Turambo, sorti de la fange des  bidonvilles où croupissent les autochtones, connaît  la fièvre et la gloire des rings auprès des Européens. L’épisode ici retenu raconte l’atmosphère à Alger avant  un combat de boxe d’une rare sauvagerie entre Turambo, le champion qui monte, et Pascal  Bonnot, le champion d’Afrique du  Nord.

En parallèle, Gibraltar publie Ondes algériennes, une nouvelle inédite de l’écrivain Benoît Séverac, spécialiste de roman noir.  Sur le port de Marseille, en 1962, après  la signature des accords d’Évian, un militaire démobilisé assiste au débarquement des troupes françaises revenant d’Algérie. Il dévisage les soldats et attend  l’heure de sa vengeance…

 

L’ombre de la mort planait sur le ring” de Yasmina Khadra

Avec l’aimable autorisation de l’auteur © Éditions Julliard – Illustrations de Marc N’Guessan

 

Je partis pour Marseille.

Mon stage fut revu à la baisse à cause de ma réticence et ramené à trois semaines  ; pour moi, il aura duré des mois. Je n’avais rien dit à Irène. Je n’en avais pas eu le courage. Un matin, j’ai jeté mes affaires dans deux sacs marins et j’ai sauté dans la voiture des Marseillais qui m’attendaient au coin de la rue du  Général-Cérez. Le Duc et sa clique piaffaient sur les quais. Ils furent soulagés de me voir et me promirent que je n’allais pas regretter. La traversée fut rude. Je n’avais jamais pris de bateau auparavant. Le mal de mer m’avait forcé à rendre jusqu’à mes tripes. Il m’avait fallu plusieurs jours et plusieurs décoctions pour m’en remettre.

De Marseille, je ne garderai que le souvenir d’un camp retranché, des épreuves titanesques, des journées aussi strictes qu’un programme pénitentiaire, des sparring-partners increvables et des nuits froides hurlantes de mistral. C’était suffisant pour développer mon agressivité. J’ai été traité comme une bête que l’on affame dans l’isolement total afin de la préparer pour la plus effroyable des boucheries. En effet, je pensais plus à Pascal Bonnot qu’à Irène  ; je n’attendais que le moment de le croiser sur un ring pour le transformer en bouillie. Je détestais mes nouveaux entraîneurs, leurs manières de brutes, leur arrogance; c’étaient des gens obtus, patibulaires et prétentieux  ; ils ne parlaient pas, ils gueulaient, persuadés que tous ceux qui débarquaient des colonies étaient des sauvages fraîchement cueillis d’un baobab. Dès les premiers jours, j’ai senti que les choses allaient mal tourner. J’avais horreur que l’on me mitraille de bave lorsqu’on me criait après. J’en étais arrivé aux mains avec un assistant rabougri flanqué d’une grosse tête bosselée qui faisait des réflexions racistes sur les Arabes. Plus tard, je compris que ces provocations et hostilités étaient une tactique qui consistait à me rendre fou de haine dans le but manifeste de faire de mon prochain adversaire, Pascal Bonnot, une seule bouchée.

J’étais rentré à Oran métamorphosé, les nerfs à fleur de peau, la susceptibilité électrique. Mon rapport à mes anciens amis de la rue Wagram se limitait à bonjour-bonsoir. Plus rien n’était comme avant. Hormis Tobias, tous les autres me pesaient. Les rires qui tonnaient autrefois à l’écurie avaient cédé la place à de froides politesses. DeStefano était malheureux. Chaque fois qu’il engageait la conversation avec moi, je me dépêchais de grimper sur le ring. Mon attitude le peinait  ; il comprenait que c’était ce que je voulais. J’étais devenu aigri, méchant, taciturne, voire hautain. Même Irène avait remarqué que je ne souriais presque plus, que je m’emportais pour des futilités, que j’appréciais de moins en moins les sorties en ville et les salles de cinéma. Elle ne savait toujours pas où j’étais passé durant ces trois satanées semaines et ne chercha pas à le savoir. J’étais de retour, bien que changé, le reste lui importait peu. En vérité, je me posais un tas de questions. La nuit, je me réveillais la tête dans un étau. Je sortais dans la cour traquer une bouffée d’air pur. Irène me rejoignait, enveloppée dans un drap. Elle marchait à côté de moi en silence. Je ne savais pas quoi lui dire.

Cramponnée à ses collines enguirlandées de jardins et de palais, Alger s’offrait une cure de soleil en ce matin de mars 1935. Je découvrais la ville pour la première fois de ma vie. Elle était belle, avec son front de mer aux immeubles cossus qui semblait sourire à la Méditerranée. À Oran, on parlait surtout des Algérois réputés pour leur chiqué excessif. Nous ne les aimions pas. Quand ils arrivaient chez nous, ils empruntaient des airs suffisants pour se démarquer, fiers de leur accent aigu, convaincus d’appartenir à une classe supérieure. Ils avaient un sens de la repartie très développé qui déclenchait souvent des querelles dans nos rues, les Oranais n’ayant à opposer au flegme réducteur de leurs rivaux que l’habileté de leurs poings. Pourtant, à Médine Jdida et dans les quartiers araberbères1, on ne pouvait dissocier Alger de la politique. On parlait d’oulémas, d’associations musulmanes, c’est-à-dire de nos concitoyens qui vivaient à Alger dans les faubourgs identiques aux nôtres mais qui refusaient de n’être qu’un cheptel domestiqué en créant des mouvements idéologiques qui se réclamaient d’un passé glorieux et qui revendiquaient des droits auxquels je ne comprenais pas grand-chose. Et nos gens à nous, quand ils venaient à Oran, contrairement aux chrétiens, ils étaient entourés de tous les égards. Nos soirées se prolongeaient dans des conciliabules soutenus et, au matin, dans nos cafés, on se mettait à converser à voix basse en surveillant la rue du coin de l’œil. La police redoublait ses effectifs suite à des délations et des têtes intrigantes se mettaient à bigarrer la foule dans les souks. Honnêtement, je ne m’intéressais pas à ces remous qui se déclaraient de temps à autre dans nos cités. Pour moi, il s’agissait d’un mystère aussi impénétrable que les voies du Seigneur. Les clameurs me rendaient sourd jusqu’à l’appel même du muezzin.

Penché par-dessus la vitre du compartiment, je contemplais la ville flamboyante de lumière, ses bâtiments blancs, ses voitures qui se pourchassaient le long des boulevards, ses cohortes de badauds qui donnaient l’impression de se reproduire à une vitesse ahurissante. Frédéric se tenait debout à côté de moi. Il me racontait les sites, les lieux saints de la capitale  : le jardin d’Essai, un des endroits les plus fantastiques du monde, Notre-Dame d’Afrique dominant la baie, la Casbah recroquevillée sur ses patios séculaires, Bab el-Oued où les petites gens voyaient les choses en grand, le square Port-Saïd infesté de poseurs et de poètes, serré de près par le Cercle militaire et le grand théâtre.

– C’est une ville mythique, me dit Frédéric. Aucun étranger de passage ne la quitte sans en emporter quelque chose dans sa valise. Quand on passe par Alger, on traverse le miroir. On arrive avec une âme et l’on s’en va avec une autre, toute neuve, sublime. Alger vous change une personne d’un claquement de doigts. C’est à Alger que les frères Goncourt, qui pensaient être nés exclusivement pour la toile,ont définitivement tourné le dos à la peinture pour se consacrer corps et âme à la littérature. C’est à Alger, chez un petit barbier de la Casbah, le 28 avril1882, que Karl Marx, ce légendaire barbu, s’est rasé la barbe pour se reconnaître dans la glace…

– Autant lui parler des cinq ans de captivité de Cervantès et des frasques orgiaques de Guy de Maupassant, tant qu’on y est, maugréa Francis en veillant à rester le plus loin possible de ma rallonge. Si ça se trouve, il ne sait même pas qui est l’actuel président de la République.

– Fiche-lui la paix, grommela DeStefano.

Un comité de journalistes nous intercepta à notre descente du train, ce qui occasionna sur-le-champ un attroupement sur le quai qu’une poignée de policiers tenta vainement de contenir. Des flashes crépitaient de tous les côtés. Frédéric se prêta au jeu des questions-réponses. Les photographes se bousculaient pour m’avoir dans leur collimateur. Ils me criaient de me retourner, de fixer l’objectif, de poser contre le wagon derrière moi. Je ne les écoutais pas.

– Vous espérez tenir combien de rounds, Turambo  ? me lança un freluquet retranché derrière son calepin.

– Est-ce vrai que vous avez laissé un testament avant de venir à Alger  ?

– Qu’avez-vous dans vos gants cette fois, monsieur Turambo  ?

– Ses poings, rien que ses poings, s’énerva DeStefano.

– Ce n’est pas ce qu’on raconte à Bône.

– Les Bônois sont des mauvais perdants. Les gants de mon boxeur ont été expertisés. D’ailleurs, nous en avons fait cadeau au maire.

L’agressivité des journalistes et leurs allusions déplacées nous exaspérèrent. Nous nous hâtâmes de sortir de la gare et de nous engouffrer dans les voitures qui nous attendaient sur le trottoir d’en face. Le Duc nous avait réservé des chambres à l’hôtel Saint-Georges. Là encore, des photographes et des journalistes nous guettaient, parmi lesquels des Britanniques au français nasillard et des Américains flanqués d’interprètes. Un groom me conduisit dans ma chambre, s’assura que je ne manquais de rien et patienta dans le vestibule en quête de quelque chose. Je le congédiai  ; il se retira à reculons, une moue désappointée à la place du sourire qui, deux minutes plus tôt, s’étendait d’une oreille à l’autre. Nous déjeunâmes dans le restaurant de l’hôtel. L’après-midi, un groupe d’Araberbères se présenta à la réception. Il demanda à me rencontrer. C’était un comité restreint chargé par un mouvement musulman de m’inviter au match de football qui opposait le Mouloudia d’Alger à l’équipe chrétienne de Ruisseau. Frédéric déclina avec fermeté l’invitation, arguant que mon combat était pour le lendemain, que les rues n’étaient pas sûres et que j’avais besoin de calme et de repos. Je le priai sèchement de s’occuper de ses oignons. Depuis mon retour de Marseille, le courant ne passait plus entre mon staff et moi. Je n’en faisais qu’à ma tête pour afficher clairement mon insubordination caractérielle. Redoutant que les choses s’enfiellent, Frédéric se plia à ma volonté non sans m’adjoindre Tobias. Dans le stade archicomble, des notables musulmans vinrent me féliciter pour mon parcours et m’assurer de leur bénédiction. Le Mouloudia battit l’équipe adverse sur le score sans appel de six buts à un. Le comité me proposa une visite guidée de la Casbah. Tobias refusa catégoriquement  ; j’ignore si c’était à cause de sa jambe de bois ou bien parce qu’il avait reçu des instructions strictes.

La suite est à lire dans Gibraltar, Un Pont entre deux Mondes, N° 5, en vente sur ce site en ligne et en librairie.

 

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