La vie et le travail, multiple, fécond, de Thierry Fabre sont intimement liés à la Méditerranée. Né à Cannes, mais Marseillais d’adoption, ce passeur d’idées fait part ici de ses réflexions humanistes, de ses rêves autour des mondes méditerranéens et de ses déceptions face aux drames qui fracturent l’espace méditerranéen. Passé le temps du désastre (Syrie, Irak, révolutions arabes, mort des migrants en mer…), l’essayiste cherche à penser l’après des conflits comme “une salve d’avenir (René Char) pour parvenir à un “possible monde commun”. 

 

Votre vie, votre travail sont intimement liés à la Méditerranée. À quelles sources avez-vous puisé cette passion et cette fidélité ?

Je suis né à Cannes, en 1960, une ville que l’on associe plus au cinéma qu’à la Méditerranée. Au large de Cannes, se dessinent les îles de Lérins, auxquelles j’attache beaucoup d’importance. C’est en effet moins Cannes qui compte à mes yeux que les îles de Lérins. Lorsque j’ai écrit Traversées, livre sur les grandes villes autour de la Méditerranée, le récit débute à Lérins et y revient à la fin. Sainte-Marguerite, la première île, est plus liée à l’enfance, aux émerveillements, à la pêche, aux gigantesques soupes de poisson préparées par un vieux pêcheur du cru, Pierrot le frisé… Le monastère de Saint-Honorat, la deuxième île, c’est tout autre chose. Le premier monastère fondé au Ve siècle a joué un rôle fondamental dans l’histoire du monachisme. Cette dimension spirituelle n’est pas sans importance, à mes yeux, et elle m’a permis de mieux entrer dans le monde méditerranéen. J’ai toujours fréquenté ce lieu-là, notamment le monastère fortifié du XIe siècle baignant dans la mer qui est d’un élan et d’une beauté incroyables. À Lérins, les moines, encore présents, sont porteurs d’un grand héritage y compris à travers les liens dans l’histoire avec le monde arabe et musulman et toutes les confrontations ayant jalonné l’histoire. À ce titre, un abbé de Lérins a même été enlevé lors d’une incursion de la flotte musulmane, gardé captif puis libéré à l’issue d’une longue négociation entre le comte de Provence et le calife omeyyade de Cordoue.

Nous sommes là dans la grande et vieille histoire méditerranéenne…

Bien des strates de l’histoire relient Lérins à la Méditerranée. J’ai par exemple découvert tardivement sur l’île de Sainte-Marguerite grâce à l’anthropologue Bruno Étienne (1937-2009) un cimetière musulman où reposent les membres relégués de la Smala d’Abdelkader, qui ont vécu et sont morts sur l’île (lire page 92). Depuis la terrasse du monastère de Saint-Honorat, j’ai beaucoup rêvé la Méditerranée et je me suis maintes fois interrogé : qu’y a-t-il derrière la ligne d’horizon ? Comme dans Le rivage des Syrtes de Julien Gracq, j’ai eu l’envie d’aller là-bas, de traverser l’horizon, de mettre en branle quelque chose dans l’histoire et le monde. Cette curiosité est née de ces rêveries d’un promeneur solitaire à Lérins. Dans le paysage de mon enfance, trois lieux ont vraiment compté pour forger mon imaginaire méditerranéen : Lérins et son héritage spirituel, les calanques de l’Esterel, par leur caractère minéral, et la fondation Maeght, dans l’expérience intime de la beauté et de l’équilibre, à partir d’œuvres contemporaines, notamment celles de Miró, de Giacometti ou de Braque.

L’idée de passerelles ou de ponts sous-tend l’ensemble de vos travaux et de vos écrits…

À l’Institut du monde arabe (IMA), j’ai lancé la revue Qantara (le pont, l’arche, en arabe) afin de créer des ponts, justement, entre les cultures de la Méditerranée. Là où les failles s’élargissent et les fractures se manifestent, cette idée du pont est une image qui fait sens. Je l’ai retrouvée dans le grand roman d’Ivo Andric, Le Pont sur la Drina, que m’a fait découvrir l’ami Predrag Matvejevitch, malheureusement disparu en février 2017. Il y a ceux qui détruisent ou brisent les ponts, les arches et ceux qui cherchent à les reconstruire, à les rebâtir. Là est mon chemin…

Il ne faut pas penser la Méditerranée comme un simple bassin, mais plutôt comme un monde, la conjonction de plusieurs mondes. Pour cela, il est important de retourner la carte, de renverser nos cartes mentales, comme l’a si bien fait par exemple le géographe al Idrissi dès le XIIe siècle. Placer l’Afrique en dessus et l’Europe en dessous, à contre-courant des représentations cartographiques habituelles, voilà qui change la donne et permet de comprendre ce monde autrement, d’inviter à une réciprocité des regards, ce que l’on appelle aujourd’hui une “histoire monde ou connectée”.

La coopération avec les pays du Sud, notamment méditerranéens, est le parent pauvre de cette forteresse aux pieds d’argile qu’est l’Europe…

Il existe une tentation, persistante, pour faire de la Méditerranée une périphérie de l’Europe. C’est une vision descendante, arrogante, qui est une relecture de l’histoire. Europe, la belle princesse phénicienne, fille du roi de Tyr, est enlevée par Zeus qui s’en éprend, début du mythe. Si l’Europe a un nom, elle le doit à la Méditerranée, mais elle a trop tendance à l’oublier aujourd’hui. Sans la Méditerranée, l’Europe n’aurait tout simplement pas de nom ni de visage. Or elle a perdu cette sève méditerranéenne. Les grands projets institutionnels, politiques, nés dans les années 1990-2000, tels le partenariat euro-méditerranéen ou l’Union pour la Méditerranée (UPM), sont morts. Ce dernier est l’archétype d’un projet mal construit, mal pensé, décidé par le haut, resté sans lendemain. Il est vrai que les parrains de cette Union pour la Méditerranée, outre la France de Nicolas Sarkozy, étaient l’Égypte d’Hosni Moubarak, la Tunisie de Ben Ali et la Libye de Khadafi, une réussite assurée ! J’ai assisté avant, à Barcelone en 1995, à la conférence de lancement du partenariat euro-méditerranéen. Nous pensions alors que le troisième volet dit “social, culturel et humain” allait prendre une ampleur considérable. En réalité, on s’est fait balader par les bureaucrates de la Commission européenne et par les hommes politiques qui ont fait joujou avec la société civile pour se légitimer. Ce qui était important pour eux c’était la sécurité et la mise en place d’une zone de libre-échange, tout le reste était périphérique. Ces naufrages institutionnels laissent un goût amer. Ils sont passés à côté des sociétés méditerranéennes, qui elles sont jeunes, c’est l’essentiel.

Avec les désastres et fractures au Proche-Orient, peut-on encore parler de rêve méditerranéen ?

Le rêve méditerranéen est un rêve européen, c’est ce que j’ai tenté de montrer dans la série d’ouvrages sur Les représentations de la Méditerranée qui a associé dix écrivains et dix chercheurs de dix pays. Nous avons tenté de retrouver des généalogies. Comme par exemple cette façon de penser la Méditerranée en arabe, el bahr al abyad al mutawassit (la mer blanche intermédiaire), comme l’a nommée au XIXe siècle le cheikh al Tahtawi, alors qu’avant elle était bahr al roum, la mer des roums, des Romains, des chrétiens, voire la mer des ténèbres. Dans l’imaginaire arabe, la mer a peu de place même si les Omeyyades et les Andalous lui ont donné une autre dimension. Si on considère la Méditerranée comme une simple étendue d’eau avec des poissons dedans, un ensemble maritime, en effet celui-ci est totalement dissymétrique. En revanche si l’on parle du monde méditerranéen ou plutôt des mondes méditerranéens, en essayant de voir les pluralités constitutives existantes, on ouvre d’autres perspectives de pensée. Bien sûr, les dissymétries existent, mais il est possible de penser à partir de généalogies intérieures, d’histoires culturelles singulières. La question centrale, c’est celle d’un possible monde commun. Et l’on revient au pont. Un possible monde commun est-il susceptible de prendre forme et d’exister à travers l’histoire ? Ces mondes n’ont jamais cessé d’être en interaction, y compris par la violence, la guerre, la confrontation, les expéditions navales, la colonisation, les formes de migration et de mobilité d’une rive à l’autre. Cette Méditerranée humaine existe dans les faits. De quoi sont composées nos sociétés sinon de grandes migrations méditerranéennes qui laissent quantité de traces dans nos modes de vie. Des amis allemands sensibles à ces questions-là évoquant le Berlin d’il y a trente ans, après la chute du Mur, et le Berlin actuel, notaient qu’il y a trois décennies, sur les marchés, contrairement à aujourd’hui, on voyait très peu de tomates, d’aubergines, jamais d’ail, peu de terrasses de café, idem pour les glaces ou les glaciers venus d’Italie. Si l’on prend les mondes méditerranéens à travers les circulations, les diasporas et les modes de vie, alors des mondes communs apparaissent clairement. Voilà pourquoi la question des styles de vie m’intéresse tant.

Peut-on parler d’identités méditerranéennes ?

Évoquer une identité méditerranéenne n’a pas de sens, pas plus qu’une entité d’ailleurs. Ce serait même désastreux. Les moments dans l’histoire où existe une entité sous-tend la constitution d’un empire. Sous les Romains, la Mare Nostrum est une vision impériale, voilà pourquoi je ne m’y reconnais pas du tout. Les Ottomans ont eux aussi constitué un empire méditerranéen, sans jamais être allé jusqu’au Maroc ni sur la partie occidentale (France, Italie, Espagne). Je ne suis pas nostalgique d’un empire unique, bien au contraire, ce sont les constellations qui m’importent. Le grand défi de l’Europe est d’être médiatrice et de ne pas vouloir une politique de puissance ni de reconstituer un grand empire méditerranéen. Cela a été réalisé lors de la période coloniale. L’empire colonial s’est effondré en 1962 pour les Français. Il y a eu un rêve d’empire fasciste, en Libye notamment, avec pour corollaire une conquête d’une très grande violence de la part des Italiens, un empire espagnol avec des conquêtes au Maroc, la guerre du Rif avec la bataille d’Anoual, l’utilisation d’armes chimiques par l’armée espagnole, les premiers grands camps créés en Libye par les Italiens… La violence, les Européens l’ont volontiers exportée en Méditerranée et ils s’étonnent qu’elle fasse retour aujourd’hui. Il y a encore et toujours des tentatives pour reconstituer des empires. Témoin le rêve impérial russe de Vladimir Poutine, ou le rêve néo- ou post-ottoman de Tayip Recep Erdogan. Tous les dictateurs rêvent d’empires, or comme l’a si bien analysé l’historien Jean-Baptiste Duroselle, “Tout empire périra”…

Après les désastres de la Deuxième Guerre mondiale, l’effroyable destruction des juifs d’Europe, la violence sans nom du stalinisme, du fascisme, de l’hitlérisme, un projet européen a été bâti qui nous permet au moins de ne plus nous faire la guerre, mais nous ne sommes pas parvenus à inventer un véritable projet commun. En outre, on a marginalisé le monde méditerranéen. Le rêve méditerranéen n’est pas révolu, à condition de ne pas en faire un rêve unique et unilatéral. Il y a des rêves nationaux ou nationaux-populistes, des rêves d’empires, mais il existe aussi des rêves plus larges, ceux de mondes en interaction, ce que j’appelle une voie méditerranéenne possible dans le champ de l’imaginaire, de la création artistique, et plus fondamentalement des styles de vie, qui me paraît être le terrain où des choses vraiment significatives peuvent se passer au XXIe siècle.

La suite est à lire dans Le N° 6 de la revue Gibraltar

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