Une tribune de Pascal Jalabert, éditorialiste en presse régionale

 

Tahrir, Taksin, Maïdan, places de la Liberté au Caire, à Istanbul, à Kiev. Depuis la Bastille en 1789, les dictateurs se chassent sur les places. Mais la démocratie se construit  par les urnes. Et jamais autrement. Présentés hâtivement comme des héros de révolutions modernes, les campeurs et les orateurs  du Caire et de Kiev ont renversé des régimes autoritaires dans un élan populaire admirable de courage et de spontanéité.  Mais les acteurs des printemps arabes et de l’hiver ukrainien ont oublié la deuxième partie de l’histoire  avec une naïveté confondante d’immaturité et d’impéritie.

Lancer des pavés sur des policiers casqués, écrire des blogs citoyens, serrer le poing et parler d’or dans un anglais ou un français académiques devant les envoyés spéciaux des télévisions occidentales permet de gagner une éphémère bataille de l’image. Pas une élection. Pendant que pianotaient  les internautes cairotes, les frères Musulmans investissaient les banlieues du Caire et les villages du Nil. Le Coran dans une main, les sacs de riz dans l’autre.

Pendant que la jeunesse d’Istanbul défend les arbres du parc Ghezi (lire Gibraltar numéro 3), militants et catéchèses du parti islamiste AKP tractent à la sortie des mosquées et à l’entrée des villages. Résultat : les élections municipales de 2014 ont conforté le régime d’Erdogan (qui vient d’être élu président de la République, ndlr). La Turquie profonde a peur de cette génération X bruyante, branchée, occidentalisée.

En Tunisie, pour les mêmes raisons, les islamistes pourraient sortir grands gagnants de l’adoption de la nouvelle constitution  et des prochaines élections générales à venir en novembre 2014. À revendiquer avec une grande brutalité une condition des femmes sur un modèle occidental, les féministes tunisiennes ont gonflé les urnes au profit du parti islamiste Ennahda y compris chez les Tunisiens de France lors des élections de 2011. Si le prochain scrutin renvoie la même majorité au pouvoir, trois ans de travaux pacifiés  sur la constitution auront été vains.

Mettons de côté cette pauvre Syrie et son président réélu à 90,21% : les divisions intérieures et les influences extérieures n’ouvrent aucune perspective à moyen terme pour une suite démocratique au printemps de Homs qui n’ailleurs n’a jamais eu lieu à… Damas. Et les derniers développements autour de l’État islamique (EI) en Syrie et en Irak ne laissent augurer rien de bon… Laissons l’Ukraine dans son univers slave admettre que la Crimée est définitivement russe depuis la déportation des Tatars par Staline et qu’une scission façon Balkans n’est peut-être pas la pire des solutions. Comment les révoltés de Kiev ont-ils pu s’insurger du rattachement de la Crimée à la Russie et des velléités séparatistes de l’est alors qu’ils n’ont proposé aucun modèle de nature à rassembler le pays ?

Pas besoin de héros

Pour sortir de cette trop longue transition, l’Égypte, la Tunisie, la Palestine,  n’ont surtout pas besoin aujourd’hui de héros, de martyrs, d’icônes consacrées par le saint Web, encore moins d’idoles dont on affiche le portrait dans les maisons comme au temps d’Arafat.  La sénatrice écologiste Esther Benbassa, que l’on ne peut soupçonner de sympathies pro-israéliennes, admet dans une tribune sur le site de Public Sénat qu’un retour du prisonnier Marwam Barghouti serait une bien mauvaise nouvelle pour les jeunes cadres de l’autorité palestinienne qui entourent Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne.

Formés à Londres, Boston ou Paris, comme les conseillers des cabinets ministériels israéliens de leur génération, ces technocrates imprégnés de culture démocratique effacent doucement les caïds de l’époque Arafat et commencent à trouver des relais chez quelques « chibanis » de l’élite économique et culturelle palestinienne. Barghouti neutralisé, le Hamas privé de ses sponsors dans le monde arabe, la droite religieuse israélienne inaudible auprès de populations lassées de la confrontation : le moment semble venu pour les diplomaties occidentales de mettre autour de la table cette génération post-Sharon et post Arafat. On pourrait le croire, mais depuis la dernière opération meurtrière de l’armée israélienne sur Gaza, les cartes sont rebattues…

En Égypte, les Frères musulmans n’ont pas résisté à l’exercice du pouvoir malgré la légitimité des urnes. Ils ont été chassés pour incompétence par ceux qui  avaient la capacité de canaliser la colère du peuple et les moyens  militaires de mettre hors d’état de nuire les bandes armées intégristes. Mais qu’ont fait les démocrates ? La jeunesse cairote s’agitait dans les médias et les caciques se chamaillaient comme des boutiquiers de souk au lieu de s’assoir autour d’un plateau télévisé. Résultat : déçues par les Frères musulmans, effrayées par ces étudiants et fils de bourgeois en décalage avec leur vie quotidienne, écœurées par ces pros de la politique soupçonnés d’inféodation à l’Occident,  les populations s’en remettent à un galonné aux méthodes du siècle dernier. Du moins les 40 % d’inscrits qui ont voté pour sacrer le général Sissi Impérator.

Le défi des démocrates tunisiens est plus simple vu de ce côté-ci de la Méditerranée. Ils doivent trouver le bon casting et le ton juste pour remporter les législatives et ne pas laisser les islamistes même modérés arriver en tête, ce qui finirait de désespérer  l’autre rivage.

Comment pouvons-nous les aider ? Nos démocraties installées doivent d’abord contribuer à la formation de nouveaux dirigeants et surtout de nouveaux enseignants.

Qui a reconstruit en France à la fin du XIXe siècle la République française laissée en lambeaux par les héros de la Bastille et des barricades ? Des notables centristes  improprement appelés radicaux, d’origine bourgeoise et d’obédience franc-maçonne. Pas des généraux ni des religieux.

Ces habiles politiciens lettrés, infatigables laboureurs de comices agricoles et de marchés urbains, ont veillé à ne pas effrayer le bourgeois et le paysan,  tout en s’ouvrant aux aspirations des modernes. Ils ont trouvé comme relais au service de la République, des instituteurs de province issus de la méritocratie et envoyés en mission dans toutes les écoles du pays pour diffuser l’idéal républicain. Le matin avec les enfants, le soir avec les parents.

Pour reconstruire la IIIe République, le notable radical à l’Assemblée Nationale et le hussard noir de la communale usaient de finesse politique afin de contourner  les forces réactionnaires et obtenir des ralliements électoraux. Mais ils n’hésitaient pas, de temps à temps, à mettre quelques coups de règles sur les doigts quand la réaction ou la tradition tentaient de reprendre du terrain.

La France n’est pas le seul exemple de cette reconstruction par la bourgeoisie, le centre, la laïcité et l’école. Qui a permis à la République italienne de sortir la tête haute de l’ère mussolinienne ? Des démocrates un peu chrétiens  et des garibaldistes très recentrés.

Qui a œuvré en Espagne pendant six ans à la sortie du franquisme sans heurts ni déchirements intra familiaux. ? Des caciques de centre droit comme Adolfo Suarez à qui l’Espagne rend hommage cette année et une gauche nouvelle incarnée par Felipe Gonzalez écartant les exilés revanchards de la République des années 1930, en jouant sur l’amnésie collective. Les uns et les autres ont su rassurer et ménager le peuple du milieu, celui qui tient les clés des urnes.

Notables rassurants et  instituteurs

Dans nos pays latins et chrétiens, ces bâtisseurs ont imposé un tronc démocratique commun. L’histoire, la langue unique, l’école obligatoire en France ; l’omnipotence du Parlement et la scolarité gratuite en Italie ; la civilité de la vie administrative,  la démilitarisation, le dialogue social en Espagne. Tous ces dirigeants, tous ces instructeurs publics ont aboli par la loi des coutumes discriminantes pour les femmes, les jeunes ou les faibles. Ils ont remis les traditions à leur place : le folklore. Ils ont également dû malmener les religions. Cela  s’annonce plus compliqué avec l’islam qu’avec la chrétienté, mais pas impossible. Du moment que le joli mot de laïcité ne sera plus synonyme d’athéisme dans le monde arabe, la séparation de la mosquée et de l’Etat pourra être mise en œuvre.

Bien entendu, aucun modèle n’est strictement transposable d’une époque à l’autre, d’un rivage du Nord vers un rivage du Sud. Mais pour rassembler un pays autour d’une construction démocratique, les fondamentaux sont partout les mêmes :

• la méthode du consensus, le choix d’hommes rassurants, honnêtes, capables de mener efficacement des campagnes électorales.

• l’intransigeance face à toute velléité de retour aux vieux modèles militaires, religieux ou traditionnels

• une école publique, obligatoire, mixte, laïque.

Ces principes sont indispensables pour rompre avec cette fatalité qui voudrait que la gouvernance au sud de la Méditerranée soit soumise à un  terrible choix : l’Armée ou à la Charia. Les manifestants de Tahrir, Taksin et Tunis doivent ranger leurs banderoles et fermer leurs blogs pour redéployer leur énergie à éduquer les masses à la démocratie dans les écoles et sur les places de village.  Et ils doivent laisser les clés aux notables républicains, même si leurs personnalités ne correspondent ni à leur affect ni à leur époque. Le besoin urgent, c’est de rassurer le peuple du milieu et aussi l’investisseur,  le touriste venus du nord. À propos de ces deniers, la lucidité commande de constater tristement qu’ils préféraient Ben Ali à Ennahda et Moubarak et aux Frères musulmans.

Beaucoup de gouvernants et de diplomates occidentaux partagent ces constats  et ces solutions mais ne les formulent pas assez fort par crainte d’apparaître comme donneurs de leçons. Ou comme des technocrates faisant fi des différences culturelles. Partager notre expérience de la construction démocratique aux siècles derniers, ce n’est pas donner des leçons.

Après tout, avec 150, 70 ou 40 ans de pratique, pourquoi aurions-nous honte d’expliquer aux peuples et aux nations de l’autre rivage comment se construit durablement une vraie démocratie ?

Le pianiste de la place Taksim, 10 à jours à Istambul avec #OccupyGezi, illustration de Marc N’Guessan pour Gibraltar (tome 3), avec un récit original de José Miguel Fernandez Layos.

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