Files de taxis à l’arrêt, commerces massivement fermés, nouveaux SDF pour rues sans poussettes… À la pointe sud-est de l’Europe, les symptômes de la crise sont impressionnants. “La Grèce vit une expérience sociale drastique. Entre domination du marché, résignation voire collaboration des pouvoirs publics, ce qui a mis près de quarante ans à parvenir en France, nous l’avons vécu en trois ans. Dans ce contexte dramatique, beaucoup d’élans, d’initiatives émergent ”, assure un jeune habitant d’Exarchia, le quartier libertaire et contestataire d’Athènes. Au cœur de la capitale, dévorée par le jeûne et la tristesse, qui allume les contre-feux de la révolte ? Alors que Syriza, parti de la gauche radicale, a remporté la première place aux élections européennes du 25 mai, le mouvement néonazi Aube Dorée continue de larder le pays, armé de ses soupes populaires, ses mensonges et autres scandales vidéos. Un festin nu auquel les socialistes du PASOK, rebaptisé pour l’occasion ELIA, ainsi que la droite de gouvernement ne seront même pas conviés. Jeunesse libre, Grecs encore debout… Où est la résistance ? La vieille ville, jugée incurable, va-t-elle mourir guérie ? Visite guidée à Exarchia, dans le ventre chaud d’Athènes.

 

Récit de Théophile Pillault pour Gibraltar / Photographies de Guillaume Chamahian

 

Situé dans la partie nord-est de l’hyper centre d’Athènes, Exarchia, cet illustre mais tout petit quartier s’organise autour d’une place triangulaire plantée d’arbres. Aux alentours, campés dans des ruelles ombragées, disquaires punk, bars étudiants, restaurants bobos, épiceries de nuit se partagent l’espace aux côtés de maisons d’éditions altermondalistes ou de lieux autogérés. “Tu es dans le quartier le plus politisé de la ville” lance fièrement un activiste local. “Exarchia est un quartier en lutte, posté depuis toujours sur le front des idées. Ici, ont débuté en 1973 les grandes protestations étudiantes qui ont conduit à la chute de la dictature des Colonels. C’est également là qu’ont commencé les émeutes de décembre 2008, après la mort d’Alexandros Grigoropoulos, tué par balle par un agent de police.”

Chaque 6 décembre, les militants d’Exarchia se réunissent pour honorer la mémoire de leur camarade Alexandros, à l’occasion d’une nuit d’affrontements avec les forces de l’ordre athéniennes. Pour avoir vécu une de ces longues soirées de l’intérieur, j’atteste que ces Athéniens défendent farouchement leur territoire. Lancer de pavés, voitures et poubelles incendiées, courses poursuites, coupure de l’éclairage public… Le rapport d’affirmation est violent, en dépit du très jeune âge des protagonistes : “Les habitants d’Exarchia sont peu nombreux par rapport à la population de la ville, mais ils continuent de donner le tempo à l’ensemble des Athéniens en matière d’initiatives subversives ou de lutte contre la casse sociale. On nous a à l’œil car nous sommes suivis et soutenus par une bonne partie de la population de la capitale, on le sait.”

Le rouge et le noir constituent ici les couleurs politiques. Entre nihilisme punk et tentation “hooligane”, la tenue de cette jeunesse constitue un golem urbain d’un genre nouveau : jogging en épais molleton sombre pour passer à l’action à tout moment, crâne rasé et sweat à capuche pour garantir l’anonymat. On pense aux faubourgs pauvres de Glasgow ou à Friedrichshain, à l’est de Berlin. Réunis sous les étendards de l’anarcho-syndicalisme, ils rêvent d’un espace urbain contestataire et radical, et lorgnent vers l’autonomie. Entre eux, de nombreux immigrés clandestins originaires du Pakistan se glissent, profitant ainsi d’un quartier-refuge où la police n’ira pas les arrêter. Cette jeune garde insurgée se rencontre, papote autour de bières, organise ses mouvements de manifestation, imprime la contre-information, prépare des banderoles, parfois des cocktails Molotov…

Cette jeunesse engagée alimente de nombreux fantasmes à l’étranger. En juin 2008, un rapport de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) français alertait sur l’existence d’un réseau “pré-terroriste” et “international. Le services français craignaient même qu’une frange de l’ultragauche hexagonale ne se forme à la violence dans les rues grecques. Exarchia, nouvelle cuisine du diable terroriste qui mijoterait de violents groupes armés ? L’idée, un peu simpliste, a en tout cas été massivement relayée par la presse locale et internationale. Le prisme des médias a tellement nuit au quartier que ses habitants nourrissent désormais une véritable défiance envers les journalistes. Les militants d’Exarchia ont une très bonne connaissance de l’environnement médiatique européen et certains titres de presse français n’y sont d’ailleurs plus les bienvenus. Pour recueillir les mots de ceux qui font vivre la petite enclave, il faut avancer à tâtons. Et ceux qui acceptent de témoigner le font généralement à couvert et de façon anonyme.

À Athènes, la lutte frontale n’est pas un tabou. Elle a déjà fait de trop nombreux morts, accidentels lorsque des employés de banque meurent dans un incendie provoqué par des jets de cocktail Molotov, délibérés quand deux jeunes proches d’Aube dorée sont tués par balles à bout portant devant un local du parti néo-nazi grec en novembre 2013. Comme partout, les soulèvements y sont soudains et souvent spectaculaires. Mais la réalité politique et militante du quartier est plurielle. Complexe, réfléchie et beaucoup plus constructive qu’il n’y paraît.

“La Grèce vit le cauchemar de Marx en accéléré, et éveillée”

La résistance est dans la création.” Ces mots sont signés Ersi Sotiropoulos. Auteure de romans, nouvelles et poèmes, Ersi connait bien Exarchia. Il y a des années, elle avait élu domicile dans une petite pension du quartier, qui était ainsi devenue sa retraite créative. Âgée d’une soixantaine d’année, l’écrivaine à la voix rauque, parée d’un noir profond de la tête aux pieds, m’apparaît comme un cliché doux-amer. Celui d’une femme digne, l’âme au bord des yeux. Fière et blessée, comme beaucoup de ses concitoyens. “La Grèce vit le cauchemar de Marx en accéléré, et éveillée. Jamais le concept économique de capitalisme n’a jamais fait faillite si vite, si brutalement. C’est la jeunesse d’Exarchia qui porte en son sein les principales envies de résistance et de subversion pour la société. Et ce depuis toujours… Cette jeunesse grecque est débout, c’est certain. Dans le même temps, difficile de ne pas déplorer un certain manque de structuration. À observer de loin ce qui se passe depuis quelques temps du côté de Polytechnique par exemple, j’ai comme l’impression que toutes ces initiatives manquent d’un réel projet. Je suis allé à la rencontre du Occupy movement à New York l’année dernière. Malgré la force de cette initiative, on ressent la toute-puissance du contrôle exercé par l’État, qui parvient à dompter, à dominer, à désarmer ces envies. Je ressens la même chose en Grèce. Je crains que la révolte inaboutie de la jeunesse d’Exarchia ne se transforme en une forme d’affrontement brute, archaïque. À mes yeux, les occupations constituent les actions majeures à mener. Elles permettent une reprise immédiate des lieux, sans concession ni négociation. Comme beaucoup de Grecs, j’envisage aujourd’hui la lutte à une échelle plus locale. Il faut faire vivre les petits poumons, préserver les oasis de vie proches de soi.”

À cette vision fragmentée de la résistance, j’oppose à Ersi l’idée, très naïve, d’une prise de conscience globale, de l’ensemble de la société. Que peut faire la Grèce pour elle-même ? “Je crains que la Grèce ne puisse plus s’exprimer à travers une conscience collective unie. Tu te trompes si tu perçois la Grèce comme dotée d’une conscience compacte et sacrée. La société grecque aujourd’hui est un amas de stéréotypes, sans compter le fait qu’il faille vraiment distinguer les Grecs de province de ceux d’Athènes. Le mensonge continu des médias a détruit beaucoup de ces liens. Un temps, j’ai idéalisé la crise à ses débuts. Je pensais que ce mal nous permettrait de nous débarrasser de cette dictature du life style, de la consommation… Mais rien n’est arrivé. En grande partie parce que le peuple grec s’envisage avant tout comme individus, ensuite comme citoyens. La notion d’État est malmenée depuis toujours. Nous en avons inventé le concept, mais sommes une jeune démocratie. Actuellement, si je devais tourner mon regard à un endroit précis, ce serait vers la poésie. J’ai assisté récemment à un regain de tension très important dans l’écriture, j’ai lu des textes véritablement révolutionnaires, qui disent quelque chose pour notre pays. Alors qu’en Grèce, globalement, on ne lit pas.

Face à la désagrégation de la société grecque, le retour à la terre ?

Dans les ruelles d’Exarchia, mâchonnant les désillusions d’Ersi, je manque d’écraser une petite pipe en verre à l’abandon sur le trottoir : au bout d’un délicat tube transparent se trouve un ballon à peine plus gros qu’un œuf de pigeon, calciné par une nouvelle drogue : la sisa. Les toxicomanes du quartier les fabriquent en étirant une véritable ampoule d’éclairage. “La sisa constitue une autre pointe planté dans la ville blessée”, me confie une jeune étudiante. “Méfie-toi des campus lorsqu’il fait nuit, ces lieux peuvent être vraiment dangereux”, prévient-elle. La sisa… De la métha-amphétamine quasi-artisanale, tirée de produits ménagers ou pharmaceutiques bon marché. Un euro la dose, inhalée dans une ampoule qui ne vaut guère davantage. Un produit terriblement addictif, peu cher pour des junkies jetés eux aussi dans la crise et ses ravages. Face aux travailleurs de rue désarmés par les coupes budgétaires, cette drogue incarne in fine le parfait résidu chimique de la pression de la dette sur le corps social.

Face à une telle désagrégation, une poignée d’Athéniens fuient la ville, dans un exode urbain peu habituel ici. Si Athènes et ses alentours concentraient par leurs promesses de réussite plus du tiers de la population grecque, la tendance s’inverse. C’est le retour à “l’état de potager”, utopie d’autrefois, alternative actuellement prise très au sérieux, envisagée jusque dans les strates les plus élevées de la société grecque. Pour l’ex-réalisateur Giannis Xanthopoulos, désormais sans producteur, faute de budget, “la classe moyenne aisée, dont je suis issu, s’imagine aujourd’hui sans peine dans un jardin, à la campagne”. Le cinéaste sirote une bière avec parcimonie à la terrasse d’un des nombreux petits cafés qui ceinturent la place Exarcheia et poursuit :“Il y a quelques années, partir à la campagne en raison du déclassement social qui sévit à Athènes ou Thessalonique était impensable. Au vu de la situation dans les grandes villes, l’idée fait désormais son chemin. Abandonner nos activités créatives et intellectuelles pour devenir paysans. Pourquoi pas ? Ainsi, nous retrouverons peut-être des valeurs perdues, de nouvelles solidarités…”

Cet élan est initié par l’éco-communauté Free and Real, sur la grande île d’Eubée, à l’est du pays sur la mer Égée. Maisons passives, séances de yoga, cueillette, ateliers composts… Louable en de nombreux points, l’initiative semble néanmoins incomplète, et n’a persuadé à ce jour que peu de candidats. “Face aux puissances développées par la Troïka (Banque centrale européenne, FMI et union Européenne, ndr), désolé, mais la cueillette de champignons ne sera pas suffisante”, ironise un militant d’Exarchia pour qui rester sur place, mener la lutte de front au cœur du quartier constituent les premiers engagements. “La Grèce découvre à peine le concept de commerce équitable, déjà très discutable à nos yeux. Les néo-paysans locaux n’ont pas encore de beaux jours devant eux, l’agriculture durable reste à construire. À Exarchia, nous expérimentons pour l’instant les filières courtes, grâce à de petits producteurs qui viennent vendre directement leur récolte de saison.” Jus de grenade, huile d’olive et bottes d’oignons se vendent ainsi sans intermédiaires, généralement le dimanche matin sur la place.

À mesure que j’arpente la ville brisée, d’autres s’exécutent au pas du parti d’obédience nazi, Aube dorée, partisans du “droit du sang”, qui propose de “fabriquer des abat-jour avec leur peau”. “L’émergence d’une forme nationaliste va de pair avec les difficultés économiques. Le fait n’est pas nouveau, les extrêmes droites européennes sont à l’offensive depuis des années, y compris dans ton pays avec le Front National” me glisse E., jeune engagé dans la lutte radicale, fils d’un des membres du Collectif du 17 novembre. Cette organisation clandestine révolutionnaire a exécuté entre 1975 et 2000 de nombreux officiels et civils vu comme des représentants “de l’impérialisme ou du libéralisme”, dont Richard Welch, chef de poste de la CIA à Athènes. “Aube Dorée constitue une offre politique massivement investie en Grèce. Mais ses jalons idéologiques n’ont pas attendu la crise pour éclore. Les accointances entre le néo-parti fasciste et les anciens membres de la dictature des Colonels sont nombreuses. L’entité ne se développe pas au fur et à mesure que les institutions nationales s’effondrent. Cette organisation, à force d’intimidation, tractage sur les marchés, parfois même assassinat, occupe en réalité plus le pavé de la rue qu’un espace purement politique.”

Exarchia préfère les chemins de traverse d’avenir…

Aux retraites potagères comme aux replis nationalistes, Exarchia préfère les chemins de traverse d’avenir. Et d’espoir. C’est le cas depuis plusieurs années à l’angle des rues Arachovis et Themistocleous, au centre social occupé Vox. L’ancien cinéma est aujourd’hui un espace autogéré par des militants qui l’ont transformé en café-libertaire où les luttes sont discutées. Malgré une pression policière et judiciaire constantes visant à fermer le lieu, le collectif maintient ses activités dans le quartier, entre débats, table-rondes et rencontres. Mais les sous-sols du Vox hébergent aussi et surtout un centre médical autonome. “À la fin du mois, entre remplir son frigo et se soigner, beaucoup de Grecs doivent choisir”, souligne une des animateurs de la structure.

Premiers soins, soutien psychologique pour petits et grands, radiologie ou consultations gynécologiques… Composé d’infirmières, de médecins ou de pharmaciens bénévoles, le personnel œuvre “pour tous, gratuitement et sans distinctions de couleur, de religion ou d’identité sexuelle. Nous ne donnons pas dans l’humanitaire urbain. Nous ne coopérons ni avec l’État, ni avec les ONG publiques ou privées. Nous ne sommes pas un dispensaire qui se substitue au système de santé grec. Il faut juste comprendre que la situation économique actuelle a l’effet d’une véritable guerre sur le peuple. Dans cette bataille, nous sommes entrés en résistance aux côtés des faibles et de ceux qui luttent pour leur émancipation. C’est tout.”

Dans la même ligne éthique du Vox, de l’autre côté de la place, s’élève une étroite maison fatiguée, haute de plusieurs étages qui abrite Nosotros. Si le bâtiment est usé, l’intégrité de ses occupants est en béton armé. “Nosotros est un espace social autonome” explique un de ses membres. À ce titre, le lieu fait figure de modèle européen en matière d’initiatives libertaires, de démocratie directe et d’auto-éducation. Seul le bar est payant, les recettes assurent ainsi le loyer de l’immeuble. Les transactions marchandes dans le lieu s’arrêtent là. L’ensemble des activités s’articulent dans la gratuité, le partage ou la mutualisation de compétences : “Cette maison a été créée en juin 2005 pour que les habitants puissent se retrouver, se parler, échanger leurs idées. Nous sommes des anti-autoritaires, voilà qui nous définit le mieux politiquement”, commente un des responsables de la maison. Le bar autogéré organise des concerts, des soirées de débats politiques autour de la décroissance ou du péril environnemental. Professeurs d’université et chercheurs viennent y égrener en assemblée publique des projets de sociétés alternatifs au libéralisme économique. Directement hérité des grands mouvements d’éducation populaire en France, Nosotros propose des cours de langues gratuits pour les habitants d’Exarchia. Au sein de ce grand édifice rouge et noir, les primo-arrivants et des réfugiés s’initient au grec en soirée, les Athéniens y l’apprennent l’arabe, l’anglais ou l’espagnol. La cuisine est organisée en coopérative, et chacun peut également suivre des cours de théâtre, de guitare ou des ateliers photographiques.

Sortie de l’euro, retour vers la drachme ?

Lieu de rupture avec le modernisme sauvage, Nosotros fait néanmoins cohabiter dans son planning cours gratuits, conception de sites web ou sessions d’enseignement au baglama, la célèbre guitare traditionnelle grecque. “Les soutiens à la population doivent transcender les générations” analysent en cœur Dimitris, Stathis et Panos, trois étudiants rencontrés à l’entrée du centre autogéré. “Sortir de la dette, c’est refuser de la payer. Et ce rejet entraînera une exclusion de la zone euro donc un retour à la drachme. Pour qu’il se réalise, ce projet ambitieux doit être porté par l’ensemble de la société grecque, pas uniquement la jeunesse engagée ou simplement le mouvement étudiant.” Très volontaires, les trois jeunes ne comptent pas s’arrêter là : “Nous sommes nombreux à penser que ce nouveau départ avec une monnaie nationale doit s’accompagner de nationalisations temporaires, le temps que la Grèce imagine de nouveaux modèles pour structurer son économie. À Exarchia comme dans le reste du pays, les initiatives autonomes et les expériences coopératives sont ouvertes aux jeunes, au vieux, à tous ! Squats, maison autonomes, usines reprises aux patrons ou occupations des institutions… Chacun sait que toutes ces actions, si elles prouvent leur pérennité, pourraient dessiner la nouvelle Grèce.”

Avant de me quitter, le jeune trio de théoriciens me cuisine avec malice sur les philosophes français, critiques de la pensée libérale : “Balibar est-il est encore vivant ? Et Badiou ? On le voit souvent à la télévision française ? Bourdieu est-il enseigné dans les programmes officiels ou est-il considéré comme trop subversif pour l’université ?” Ils repartent avec une partie des réponses en direction de Polytechniou, l’école d’architecture, elle aussi occupée : depuis des mois, les clefs de la faculté sont au main des étudiants et du personnel, en grève.

 

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