Dans une Syrie ravagée par la guerre civile et menacée de désintégration, la ville de Kobané au nord avec ses brigades kurdes résiste face aux djihadistes de l’État islamique. Gibraltar avait publié mi-2013 un récit sur les brigades d’auto-défense kurdes protégeant leur population civile, entre la Turquie et l’Irak. Cas unique dans le monde musulmans, les femmes y ont toute leur place, armes à la main. Elles revendiquent haut et fort leurs droits au sein de la nouvelle Syrie à arracher et à construire. Un récit à redécouvrir, même si sur place la situation a bien évolué…
Extrait du récit publié dans Gibraltar numéro 2, Kurdistan syrien, la résistance au féminin, récit de Julie Schneider, avec des photographies d’Aude Osnowycz. Numéro disponible sur ce site ou en librairie.
La table est dressée à même le sol sur une sorte de nappe en plastique. Les mets se succèdent : salade et riz à la viande hachée. Un bout de pain entre les doigts, les convives se servent directement dans les plats, et mangent avec leurs mains. Wansa nous fixe du regard, comme si elle voulait s’adresser à nous. Mais la barrière de la langue bloque toute communication. Kovan, son fils, sera notre interprète. Vêtue d’une abaya noire, Wansa veut nous raconter son histoire, son combat de femme. Elle a élevé seule ses enfants. Son mari s’était engagé, à la fin des années 1980, dans la rébellion kurde qui combattait l’armée turque. Elle avait alors 20 ans, pas d’emploi et deux garçons en bas âge. « J’étais bouleversée. Je n’ai pas compris. » Son père insistait pour qu’elle se remarie, estimant qu’elle ne pouvait rester seule. Elle rend alors visite à Abdallah Öcalan, fondateur du parti nationaliste armé kurde de Turquie, le PKK, et ennemi numéro un des Turcs, pour comprendre le départ de son mari et prendre conseil. « Il m’a dit que je n’avais pas besoin d’homme dans ma vie, que j’étais une femme et donc plus forte que je ne le croyais. Il m’a dit que mon mari se battait pour la patrie kurde]et donc pour ma famille et son futur. Et il a ajouté : N’aie pas honte d’être d’une femme. » La nation passe avant votre famille ? « Bien sûr ! Si la patrie est occupée, la famille l’est aussi », dit-elle fièrement, décrivant sa vie « sans or, sans bijou, juste l’envie de se lever et se battre pour ses droits« .
Wansa s’interrompt. La chaîne kurde Ronahi TV, basée à Bruxelles, diffuse un reportage sur Ras el-Ain, ville mixte située plus à l’ouest où d’intenses combats ont lieu entre Kurdes et rebelles syriens. Le régime de Bachar a bombardé durant quelques jours la ville. À l’image, les combattants sont alignés comme des joueurs de football sur le point de chanter l’hymne national avant le coup d’envoi. Chacun témoigne à tour de rôle lorsque Berfin Hezil, journaliste vedette expatriée ayant vécu en Allemagne, leur tend le micro. Un mètre cinquante à tout casser, un caractère bien trempé, Berfin a toujours l’air préoccupée. Elle vit son retour dans la zone comme « une mission pour les Kurdes« , du moins, c’est ce qu’elle nous déclarait quand Firaz, notre passeur, nous l’a présentée. Dans la vie, Firaz est contrebandier à la frontière turco-syrienne. Fumant clope sur clope, il roule dans sa berline aux vitres teintées en écoutant Shakira à plein volume au passage des check-points.
Dans l’assistance, tout le monde encense le travail de Berfin “qui donne enfin la parole aux Kurdes”. Soudain, l’électricité se coupe. Le temps d’aller chercher trois bougies et le courant revient. L’écran se rallume et l’image revient sur… la chaîne d’État syrienne. Stupéfaction, suivie d’éclats de rire dans le salon. Kovan se lève et zappe. Les combattants en profitent pour enfiler blouson et chaussures, cacher leur visage sous des keffiehs et saisir leurs armes. Direction le check-point en contrebas. Ils y passent la nuit à surveiller les allées et venues, contrôler les véhicules. Avant de partir, une dernière photographie avec Wansa sous l’objectif avisé d’Aude Osnowycz, la photographe qui m’accompagne. Wansa est souriante, les hommes ont le visage dissimulé.
Wansa poursuit son récit. L’envie de parler peut-être, de faire passer un message, sûrement. Face à l’intensification de la pression du régime d’Assad, notamment après la répression de 2004 dans les zones kurdes du pays – 36 morts, plus de 2000 arrestations selon Amnesty International -, elle décide de fuir vers l’Europe avec ses deux fils, alors âgés d’une vingtaine d’année. Comme de nombreux Kurdes, ils ne possèdent pas de passeport mais parviennent à gagner l’Italie clandestinement en 2007, après un long périple, le plus souvent à pied. À peine arrivés, c’est la désillusion. Arrêtés par la police italienne, ils passent trois jours en centre de rétention. « Ils ont frappé ma mère sous mes yeux. J’étais menotté, je ne pouvais rien faire », se souvient amèrement Kovan. « Les Italiens ont bafoué les droits de l’homme et de la femme, tant vantés en Europe », lâche Wansa, malicieusement. Elle se penche en avant, yeux légèrement plissés, bras gauche posé sur un genou. Elle rajuste son voile et murmure comme pour donner plus de poids à ses paroles : « Nous étions recherchés par le gouvernement syrien et avions besoin de protection. Ils nous ont frappés. » L’accusation ne nous vise pas directement, mais sonne comme une alarme, un rappel, pour nous autres, Européennes. Message passé.
Des rires retentissent à côté. Cheveux frisés en bataille, large sourire communicateur, Nujin Deriki pénètre dans le salon accompagnée de trois autres jeunes femmes. Posture quasi virile, gestes brusques. Elle enlace Wansa. Toutes deux entament la conversation pendant que l’on sert un thé trop sucré. Les voix portent, un brouhaha s’installe. Elles vivaient à Alep. Nujin est la commandante des milices kurdes de cette ville réputée pour ses épices et savons. Elle paraît forte comme un roc, dit avoir pris les armes « pour défendre ses droits en tant que femme« . Auparavant, elle plaidait la cause féminine au sein du parti kurde, le PYD, proche du PKK turc. Elles ne sont pas amies par hasard avec Wansa, leur combat est le même. « Les femmes doivent comprendre le pouvoir qu’elles possèdent. Hors de leur foyer qui ressemble davantage à une prison, elles peuvent être actives. J’ai du mal à supporter de les entendre dire que c’est leur destin. Briser les lignes est très difficile« . Nujin parle avec assurance. Lorsqu’elle aborde l’histoire de son enlèvement par l’Armée syrienne libre (ASL), son regard devient soudain fuyant, laissant paraître une forme de fragilité. Son sourire et ses gestes brusques s’évanouissent, ses paroles deviennent à peine audibles. Faussement gênée, elle se voûte, presse sa main gauche avec sa main droite, à l’endroit où une balle a laissé une plaie mal cicatrisée. « Nous manifestions contre le régime de Bachar el-Assad, se souvient-elle, puis des combattants de l’Armée syrienne libre ont attaqué des postes des YPG. Il y a eu six morts. J’étais chargée de remettre les corps à l’ASL. Et ils m’ont capturée. » Un silence. Pendant neuf jours, selon ses dires, elle est restée entre les mains de l’ASL avant d’être “livrée aux Turcs« . Si les rebelles de l’ASL ne l’ont pas frappée, ses sourcils se froncent à l’évocation « des coups et des électrocutions » pratiqués selon elle par les autorités turques. « Oui, les Turcs« , confirme-t-elle. Les autorités d’Ankara cherchent à contenir la guérilla kurde dans leur pays et ne voient pas d’un bon œil son déploiement en Syrie. Nujin a été déclarée morte. Des manifestations se sont déclenchées dans toutes les zones kurdes du pays. Quelques jours plus tard, elle était relâchée. « Je ne sais pas pourquoi. Des pressions sont peut-être venues de l’Armée syrienne libre qui ne voulait pas ouvrir de front avec les Kurdes« , suppose-t-elle.
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La suite à lire dans Gibraltar numéro 2, Kurdistan syrien, la résistance au féminin, récit de Julie Schneider, avec des photographies d’Aude Osnowycz. Numéro disponible sur ce site ou en librairie.