Alejandro Pérez, jeune géographe au chômage devenu homme de radio et journaliste, microphone en main, traverse les monts, étendues d’oliviers à perte de vue, villages et bourgs de son enfance en Andalousie dans une carriole, à dos de mule ou à pied afin d’animer une radio itinérante. Larrearadio, traduction de la Hue ! Radio, donne la parole aux gens du pays et rend compte de ces tranches de vie faites de sueur, patience et pauvreté. Ce périple sur les ondes et à travers les sentiers de la Sierra Sur de Jaén, au pas cadencé de Café puis d’Antonella, témoigne d’un monde rural en déshérence, inadapté à la culture urbaine dominante.
Récit muletier d’Alejandro Pérez- Traduit de l’espagnol par Mathilde Vincens, adaptation de Santiago Mendieta – © Illustrations d’Elza Montlahuc
Après avoir avalé deux bières et conté nombre d’anecdotes, Manolo m’invite chez lui. Il a passé la matinée à la recherche d’une chèvre égarée. Il ne lui reste qu’un petit troupeau, moins d’une dizaine de bêtes, qu’il n’a pu ou voulu vendre. Nous marchons dans l’obscurité sur un sentier. Arrivé sur le pas de la porte, il écarte le rideau de petits tubes de plastique et m’invite à entrer. Ni la méfiance ni les moustiques ne franchissent le seuil. À l’intérieur, son épouse Isabel apporte des rondelles de saucisson, du jambon serrano coupé. Elle me raconte d’une voix aiguë et sur un ton énergique qu’ici ils ont passé leur vie. “Trois jours après notre mariage, Manolo partait déjà avec les chèvres sur la colline de la Martina. Moi, j’ai grandi dans une exploitation agricole. Seuls les frères aînés ont appris à lire et à écrire pour aller au service militaire. À onze ans, je me suis retrouvée sans père et avec quatre frères et sœurs.” Manolo n’a pas les mêmes états d’âme. “J’ai 79 ans, et cela fait plus de soixante-dix ans que j’élève des chèvres. J’ai toujours vécu ici, je n’en suis parti que pour mon service militaire au Maroc, à Melilla et Nador.” Il n’a pas oublié le calibre de son fusil Mauser, et conserve la mallette en bois, avec quelques mots peints par un ami dans les années cinquante. Ce couple ne s’est séparé qu’à cette seule période. “Je suis allée à Madrid avec mon frère aîné. Lui y est resté. J’étais heureuse pendant ces années-là, j’avais de quoi manger, boire, je gagnais un peu d’argent, mais tu vois je suis revenue trimer ici et n’en suis plus repartie.”
Isabel et Manolo vivent à La Hoya de Charilla, un groupe de fermes où vivaient plus de trente familles il y a soixante ans ; seulement trois aujourd’hui. Ici commence la Sierra Sur. Ce toponyme englobe dix communes au sud de Jaén, dans la partie orientale de l’Andalousie profonde. La Sierra Sur ressemble à un archipel de villages sur une mer de montagnes, de chênes verts et d’oliviers. Ce lieu à part dans la géographie et dans l’histoire recèle des histoires de guérisseurs, de guerre civile, de maquisards, d’émigration et de métiers qui n’intéressent plus les jeunes générations. Les populations tentent de se maintenir à flot, dans la province qui possède le taux de chômage le plus élevé d’Espagne, plus de 40 %.
Avec une poignée d’amis, nous y avons lancé la radio itinérante Larreadio, que l’on peut traduire par la “Hue ! Radio”, afin de témoigner du monde rural en déshérence intéressant peu les tenants de la culture urbaine. J’y anime des émissions en direct de mai à fin juillet. Au début, les déplacements s’effectuaient avec une carriole tirée par une mule pour transporter le matériel nécessaire : émetteur de six watts, table de mixage, micros, ordinateur, plusieurs mètres de câbles divers et variés, antenne FM et bien d’autres choses encore… Pour ce voyage dans le temps, l’espace et les ondes, la radio et notre monture nous servent de viatique. En guise de bande-son, le son rythmé des sabots de Café, notre première mule alezane d’âge respectable.
Durant la guerre civile, les combattants républicains creusèrent des tranchées sur certaines de ces collines pour contenir l’avancée fasciste de l’armée de Franco et des phalangistes. Le front tint durant tout le conflit jusqu’à la défaite de la IIe République espagnole. Auparavant, les troupes napoléoniennes traversèrent elles aussi ces monts, ne manquant pas de goûter au vin local et au chevreau à l’ail. Cette contrée a été une terre partagée, divisée en plusieurs territoires, au fur et à mesure du déclin d’Al-Andalus et de l’avancée chrétienne. Aujourd’hui, entre les restes de tours de guet arabes et les antennes de télécommunication, on distingue surtout les ruines éparses des métairies (appelées cortijos en Andalousie), tels des ossements desséchés. Dans ces constructions de pierre et de chaux vivaient ceux qui travaillaient les champs. Certaines de ces exploitations agricoles, plantées au milieu de grandes étendues, pouvaient loger plusieurs groupes familiaux. D’autres étaient plus modestes : des familles nombreuses y travaillaient les terres des propriétaires.
“Tu es le petit-fils de Lovi ?”, me demande Manolo, interloqué. Ma famille est originaire de Santa Ana, un village tout près d’ici où débute notre périple. Mon grand-père était fournier et vendait des chevaux, des mules. Il a passé la majeure partie de son existence sur les chemins, entre marchés aux bestiaux, fermes et tavernes. Dans ces villages constitués de hameaux épars, dire que je suis son petit-fils équivaut à montrer mon passeport. Parcourir les lieux et sentiers qu’il a traversés constitue l’un de mes ressorts profonds.
Au-dessus du téléviseur de la salle à manger, un tableau représente le Christ aux côtés de deux enfants. Isabel est assise sur un canapé en skaï décoré de napperons brodés de laine. Rendez-vous a été pris pour préparer l’itinéraire du lendemain et enregistrer des interviews pour la première émission. Manolo parle de la sierra comme d’un livre dont il a lu et relu maintes et maintes fois les pages. “J’ai souvent passé la nuit seul, enroulé sur le sol dans une couverture. Parfois, à la tombée de la nuit, pour ne pas égarer mes chèvres, j’attachais une ficelle à ma cheville et nouais l’autre extrémité à une patte de ma chèvre la plus docile. Je cheminais ainsi, à demi somnolent. Au petit matin, je pouvais me réveiller sur une autre montagne, à plus de trois kilomètres de distance…”
Après l’école, les cinq enfants du couple ont émigré vers le littoral pour travailler dans l’hôtellerie. Seule une fille est revenue sur place et gère un gîte rural. Dans les chambres du couple sont entassés outils et objets qui ne servent plus. Dans une autre pièce, au mur, un calendrier des années quatre-vingt-dix voisine avec une collection de sonnailles de différentes tailles. Manolo les fait tinter. Leur son métallique le transporte. Il les a amassées l’une après l’autre. Chacune représente un moment particulier de sa vie et sonne différemment. ”Celle-ci date de la guerre, et cette autre appartenait à mon grand-père. Celle-là, je l’ai achetée à un homme qui venait d’Almansa.”
Les premiers jours, Café tire une carriole bleue qui semble tout droit sortie d’un western. Durant trois mois, de début mai à fin juillet, deux années de suite, nous serons autant muletiers que journalistes, parcourant plus de 400 kilomètres à travers la sierra, tout en émettant, au plus près de la vie des habitants, des émissions à l’image de la diversité des personnages, villages et paysages rencontrés.
Avant de nous élancer, deux muletiers expérimentés nous donnent quelques rudiments pour conduire à bon port carriole et monture. Enfin, vient l’heure du départ. Il était temps. Durant la dernière semaine de préparatifs, tous nos projets semblaient tomber à l’eau ou rester en suspens. Daniel, mon ancien colocataire tout juste arrivé d’Allemagne, se joint à notre groupe dont la taille variera au cours de ces semaines de voyage, bientôt suivi d’amis, de membres de la famille venus nous prêter main forte sur certains tronçons du trajet. “Il ne vous manque qu’un coq et une chèvre ! ”, nous lance, hilare, un villageois au passage de notre improbable attelage. Nous aimerions blaguer un instant à ses côtés mais le câble du frein de la carriole se bloque sans arrêt. Il nous faut alors frapper dessus à l’aide d’un bâton pour le débloquer.